XIV
Le soc

 

« Quofaire tu regardes pas dedans ma boule de cristal, Alvin ? demanda Marie la Mort un matin.

— Ça montre arien que j’veux voir, répondit le forgeron.

— On regarde dedans et on voit des affaires importantes.

— Mais on peut pas en être sûr, hein ?

— Ça donne une idée de c’qui va arriver.

— Non, fit Alvin. Ça donne une idée de ce qu’on croit déjà qui va arriver. Déformé par ce qu’on craint et ce qu’on espère qui va arriver. Mais si on connaît déjà ce qu’on cherche…

— Pour quèqu’un qui refuse de regarder, dit Marie la Mort, t’en connais long.

— J’aime pas ce que j’y vois.

— Moi non pus. Mais j’crois pas que c’est pour ça que tu refuses de regarder.

— Oh ?

— J’crois que tu regardes pas par rapport que c’est ta femme qui voit l’avenir, pas toi. Et si tu regardais dedans la boule, t’aurais pus b’soin d’elle.

— M’est avis que tu causes d’affaires que tu connais pas, dit Alvin qui se détourna pour s’en aller.

— J’aime pas non pus ce que j’vois pas », fit Marie la Mort.

Il fallait qu’Alvin sache. Il ne pouvait pas partir ainsi. « Qu’esse tu vois pas ?

— Un bon mari pour moi, déjà, répondit-elle. Ou des enfants. Ou une vie heureuse. C’est pas ça qu’les boules de cristal sont supposées montrer ?

— C’est pas une boule de bonne aventure comme à la fête foraine.

— Non, elle est faite avec l’eau des marais de Nueva Barcelona, dit Marie la Mort. Et elle me montre que t’aimes ta femme et que tu la quitteras jamais. »

Il pivota pour lui refaire face. « Esse qu’elle te montre que c’est mal de jouer avec Arthur Stuart et d’y faire accroire que t’es en amour avec lui ?

— C’est pas mal, fit Marie la Mort, si c’est vrai.

— Vrai que tu joues avec lui ? Ou vrai que t’es en amour avec lui ?

— Vrai qu’il m’attire. Qu’il me plaît. Que j’avais envie de l’becquer avant son départ.

— Pourquoi ?

— Par rapport que c’est un vaillant garçon et qu’il devrait pas mourir sans avoir jamais été becqué.

— La boule de cristal t’a montré qu’il allait mourir, c’est ça ?

— Il va pas mourir ?

— La boule répète ce qu’on croit déjà, rappela Alvin. C’est pour ça que j’regarde pas dedans.

— J’vais te dire ce que la boule de cristal me montre, fit Marie la Mort. Une ville dessus une colline près d’un fleuve et, au mitan d’la ville, un palais de cristal, comme la boule, de l’eau en hauteur qui brille tellement au soleil qu’on arrive pas à la regarder.

— Seulement une bâtisse en cristal. Et les autres sont que des bâtiments ordinaires d’une ville ? »

Elle opina. « Et le nom d’la ville, c’est la Cité des Faiseux, la Cité Radieuse et la Cité de Cristal.

— Ça fait une tapée d’noms pour un seul rêve.

— C’est là que tu nous conduis, hein ? fit Marie la Mort.

— P’t-être que la boule te montre pas que tes rêves, alors.

— J’ai vu l’rêve de qui, d’après toi ?

— L’mien.

— J’vais te dire quèque chose, m’sieur le Faiseux, déclara Marie la Mort. Ces genses-là, ils ont pas b’soin d’jolis bâtiments en cristal. Ils ont b’soin de bonnes terres ousqu’ils pourront enfoncer leur soc, bâtir une maison, élever une famille, et alors ils se débrouilleront. »

Dans le sac d’Alvin, le soc frémit.

 

*

 

Quand En-Vérité Cooper retrouva Abe Lincoln dans le magasin de Cheaper à midi, quelqu’un d’autre l’attendait. Le petit employé pointilleux du palais de justice.

« Hors de votre juridiction, non ? demanda En-Vérité.

— J’suis dans l’exercice de mes fonctions, figurez-vous, répondit l’employé.

— Alors vos fonctions sont plus nombreuses que je pensais. »

L’employé s’approcha d’En-Vérité et lui tendit un papier plié et scellé. « C’est pour vous. »

En-Vérité y jeta un coup d’œil. « Non, fit-il.

— Vous êtes bien l’avocat d’un certain Alvin Smith connu aussi sous le nom d’Alvin Miller junior, de Vigor Church dans l’État d’la Wobbish ?

— Oui, reconnut En-Vérité Cooper.

— Alors, à ce titre, vous pouvez recevoir les papiers adressés à monsieur Smith.

— Mais, dit En-Vérité en touchant l’épaule de l’homme pour lui faire comprendre qu’il ne devait pas se ruer hors du magasin comme il en avait visiblement l’envie pressante, nous ne sommes pas dans l’État de l’Hio ni dans l’État de la Wobbish où je suis habilité à exercer. Dans ces États, je suis effectivement l’avocat de monsieur Smith. Mais dans celui de la Noisy River, je suis un citoyen ordinaire venu voir monsieur Abraham Lincoln pour une affaire personnelle, et je ne suis l’avocat de personne. C’est la loi, monsieur, et ces papiers n’ont pas été remis légalement. »

Il les rendit à l’employé.

Qui lui lança un regard noir. « J’crois que c’est d’la pisse d’âne pure et simple, monsieur.

— Êtes-vous homme de loi ? demanda En-Vérité Cooper.

— On dirait qu’vous en êtes pas un non pus dans cet État, fit l’employé.

— Si vous n’êtes pas homme de loi, monsieur, vous ne devriez pas donner d’avis juridique.

— J’ai fait ça quand ?

— Quand vous avez qualifié ce que je disais de pisse d’âne pure et simple. Il faut un homme de loi pour émettre un avis sur le degré de pureté d’un échantillon de pisse d’âne. Doit-on en déduire que vous exercez cette profession sans avoir été admis au barreau de l’État de la Noisy River ?

— Vous êtes tout d’même pas venu chez nous autres jusse pour me gâter la vie ? demanda l’employé.

— C’est vous ou moi. Mais je vais vous répéter quelque chose que j’ai eu un jour le plaisir de dire au Protecteur et à tous ses hommes de loi en Angleterre.

— Quoi donc ?

— Au revoir. » En-Vérité se claqua le chapeau sur la tête, se dirigea vers la porte et sortit à grandes enjambées dans la rue.

L’employé l’imita aussitôt d’un pas lourd et continua ainsi sur sa lancée, ce qui souleva un nuage de poussière dans son sillage car la journée était chaude et sèche.

Puis Abe Lincoln sortit nonchalamment, suivi de son fidèle compagnon, Couz. « Qu’est-ce que tu en penses, Couz ? Je crois qu’il faut en convenir, c’était une belle argumentation. Mais une fois encore, chaque fois qu’un avocat dit qu’il n’en est pas un, est-ce que ça n’améliore pas en quelque sorte la condition de l’humanité ? »

Couz se fendit d’un grand sourire puis cracha dans la poussière, ce qui fit une petite bille de boue qui roula brièvement avant de s’immobiliser et de disparaître. « Mais on aime bien monsieur Cooper, dit-il. Et c’est un bon avocat.

— C’est un homme bon, précisa Abe. Et un bon avocat. Mais peut-il être les deux en même temps ?

— Continuez comme ça, dit En-Vérité, et je ne vous apprends plus rien sur le droit.

— Je crois qu’Abe est déjà un bon juriste, fit Couz.

— Comment ça ? dit En-Vérité.

— Eh bien, regardez-vous. Vous allez et venez à pied, pas vrai ? Et personne vous paye, pas vrai ?

— Si, reconnut En-Vérité.

— C’est ce que fait Abe la plupart du temps.

— Tu sais que je travaille dur, Couz, dit Abe. J’ai taillé la moitié des barrières de Springfield, j’ai fait toutes sortes d’ouvrages domestiques pour rembourser les dettes de ma boutique. J’ai creusé des fossés, charroyé du fumier, tout ce qui me tombait sous la main.

— Oh, allons, Abe, fit Couz. On peut bien plaisanter aussi, non ?

— J’voudrais pas que monsieur Cooper me prenne pour un fainéant. »

Comme En-Vérité avait passé ces derniers jours à tâcher de ne pas se laisser distancer par un monsieur Lincoln aux grandes jambes et à la marche rapide, il ne le sentait pas particulièrement fainéant.

Mais aujourd’hui ils n’allaient pas marcher. Lincoln avait demandé à En-Vérité de louer deux chevaux pour Couz et lui, même si, pour être franc, l’avocat voyait mal en quoi la compagnie de Couz méritait qu’on paye une deuxième monture. Mais Lincoln y tenait, aussi En-Vérité sortit-il la somme d’un portefeuille de plus en plus plat. Ils vérifièrent les selles et les harnais, puis En-Vérité vérifia personnellement ceux de ses deux compagnons parce qu’ils n’avaient aucune idée de ce qu’il fallait regarder dans ces cas-là.

« Vous ne montez pas souvent à cheval, vous deux, j’ai l’impression, dit-il.

— Nous sommes pauvres, dit Abe.

— Moi encore davantage, fit Couz.

— Parce que vous dépensez chaque sou que vous gagnez dans une vie de débauche.

— Un homme amoureux est enclin à offrir des cadeaux à sa dame.

— Et à boire.

— Elle avait soif.

— Et perdu conscience, ajouta Abe. Ensuite tu lui as payé une chambre à la taverne pour qu’elle y dorme et se remette, sûrement dans l’espoir que sa reconnaissance le lendemain matin serait plus forte que son mal de tête, seulement le lendemain matin…

— Ma vie sentimentale regarde pas monsieur Cooper.

— Ta vie sentimentale est imaginaire, sauf pour ce qui est de la masse d’argent qu’elle te fait perdre », dit Abe.

Il en fut ainsi durant tout le chemin de Springfield jusqu’au Mizzippy.

Ils laissèrent les champs de maïs derrière eux au bout de deux heures, franchirent à gué la Noisy puis suivirent une piste de plus en plus étroite à travers des prairies parsemées d’arbres, où personne ne cultivait à part une rare ferme ici ci là. Pour rappeler qu’on était à la frontière, en fin de compte. Et aussi que les fermiers préféraient ne pas s’établir trop près du Mizzippy et de son brouillard.

Ils parvinrent à une falaise couverte d’arbres qui dominait le grand fleuve juste avant la tombée de la nuit. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Beaucoup d’arbres en dessous d’eux et, au-delà des arbres, un aperçu du fleuve qui réfléchissait un clair de lune diffus. Puis le brouillard qui obscurcissait toute vision du pays de l’autre côté.

« C’est ici que nous allons passer la nuit, dit Lincoln.

— Et dîner, j’espère, fit Couz.

— Dîner ? » lança En-Vérité.

Abe lui jeta un regard attentif. « J’ai dit qu’il nous fallait des provisions.

— Vous n’avez pas dit qu’il nous fallait à manger, objecta En-Vérité.

— Par tous les diables, “provisions”, ça veut dire “à manger” ! répliqua Abe avec mauvaise humeur.

— Si c’était à manger que vous vouliez, vous auriez dû le dire.

— Si vous vous figurez que j’vais chasser le lapin aussi tard avec le ventre vide, vous êtes cinglé, fit Couz.

— En ce qui me concerne, dit Abe, je me demande si je ne vais pas me convertir au cannibalisme. »

En-Vérité sourit. « Je sais maintenant pourquoi vous avez amené Couz. »

Couz se mit les mains aux hanches et leur jeta successivement des regards noirs. « Doucement, personne mangera qui que ce soit, surtout pas moi. J’ai peut-être l’air costaud, mais j’vous assure, c’est que du gras partout, pas une once de muscle, alors si vous vouliez me frire comme du bacon, vous finiriez par avoir des haut-le-cœur parce qu’y a pas de maigre. »

En-Vérité soupira. « C’est difficile de blaguer avec des gens qui ne comprennent pas la plaisanterie.

— On blaguait aussi, dit Couz. On savait que vous aviez à manger.

— Oh non, je n’ai rien, dit En-Vérité. C’était quand je parlais de vous manger que je blaguais. »

Ses deux compagnons lâchèrent des bruits dégoûtés, puis l’avocat éclata de rire. « Bon, d’accord, j’imagine qu’il me reste peut-être quelque chose de mon voyage jusqu’ici dans mes sacoches de selle. »

Il sortait le pain de voyage et le bœuf salé d’une sacoche quand Abe fit une observation. « Vous savez, je me sens un tantinet mal à l’aise de voir que le feu de camp qui brûlait près du fleuve à notre arrivée est maintenant éteint.

— Ils ont peut-être fini de manger, fit Couz.

— Je n’ai pas vu de feu de camp, dit En-Vérité.

— Ils veulent peut-être pas de feu parce que la nuit est chaude.

— Ou alors ils ont remarqué des voyageurs à cheval qui sortaient du bois au bord de cette falaise et se sont dit que nous avions l’air faciles à dévaliser. »

Une voix puissante sortit des broussailles derrière les chevaux. « Il est grand temps d’penser à ça, m’sieur. » Surgit des buissons un costaud qui donnait l’impression d’avoir participé à des tas de bagarres sans en perdre aucune. Il était armé jusqu’aux dents de pistolets et de couteaux, aurait-on dit, et tenait dans les mains un fusil prêt à tirer.

C’était la première fois qu’En-Vérité voyait Lincoln effrayé. « Si vous espérez dévaliser quelqu’un facilement, dit Abe, vous avez à moitié raison. Vous n’allez pas avoir de mal avec nous, seulement nous n’avons rien à voler.

— Parle pour toi, Abe, fit Couz. J’parie que monsieur Cooper a tout ce qu’il possède sur ce cheval. »

Abe poussa Couz du coude. « Dis donc, ce n’est pas très malin d’attirer l’attention de cet homme sur notre ami monsieur Cooper !

— Ben, môssieur Cooper comptait me frire comme du bacon ! répliqua Couz en poussant à son tour Abe du coude.

— C’était une blague, Couz, fit Abe en lui redonnant un coup de coude plus fort.

— Il dit ça maintenant », dit Couz en renvoyant son coude encore plus fort.

Mais quand Abe se jeta en avant pour un nouveau un coup de coude, ce ne fut pas à Couz qu’il le donna. Il vola littéralement dans les plumes de l’inconnu et tous deux roulèrent dans les buissons.

« Vous tracassez donc pas, m’sieur Cooper, dit Couz. Abe sait pas bien se battre, mais il y met tout son cœur et il abandonne pas facilement.

— En-Vérité ! » lança le costaud depuis les buissons. Sa voix donnait l’impression qu’on lui martelait la poitrine.

« Il connaît votre nom ? s’étonna Couz.

— En-Vérité, vous allez dire quèque chose ou vous voulez que j’tue vot’ vilain ami filandrin ?

— Il devrait pas traiter Abe de vilain comme ça, fit Couz.

— Abe, dit En-Vérité, cet homme n’est pas venu nous dévaliser. »

La bagarre se calma. « Vous vous connaissez ? fit Abe.

— Abe Lincoln, je vous présente Mike Fink. Mike Fink, Abe Lincoln.

— Laissez tomber la parlure d’avocat, m’sieur Cooper, dit Mike. Ça me met en boule et après faut que j’tue quèqu’un.

— Eh bien, ne tuez pas monsieur Lincoln. Il ne m’a toujours pas dit pourquoi il m’a amené dans ce pays perdu.

— J’connais pas non pus mais, accordant Peggy, c’est icitte que vous seriez as’soir, j’suis donc v’nu vous voir.

— Ne me dites pas que vous avez ramé jusqu’ici à contre-courant depuis la rivière Hatrack, fit En-Vérité.

— J’dirais jamais une menterie d’même, mais j’vous trouve flatteur si vous m’avez cru capable de ça. Et puis un peu couillon itou par rapport que durant la moitié du trajet faudrait descendre l’Hio et c’est pas à contre-courant.

— Ah. Vous n’êtes pas parti de Hatrack River, reprit En-Vérité.

— De Vigor Church, et j’ai pris l’train vers Moline à l’ouest pis j’ai trouvé un bateau et j’ai descendu l’fleuve. J’suis arrivé icitte asmatin. Vous avez mis l’temps pour vous en v’nir. Springfield, c’est pas si loin.

— Mon derrière est pas d’cet avis, dit Couz. On m’a donné à monter l’cheval le moins bien.

— Avec toi, aucun cheval ne peut se sentir bien, dit Abe.

— Donc Peggy savait que nous serions ici, fit En-Vérité.

— Qui est cette Peggy ? demanda Abe. Et comment a-t-elle su il y a des jours, apparemment, quelque chose que nous ne connaissons, nous, que depuis hier ?

— Un bougre qui se piguenoche comme un bébé qu’aurait d’grands abattis devrait pas insinuer que çui qui vient de l’dérouiller est un menteux, fit Mike.

— Je n’accuse personne, dit Abe. Je pose une question.

— Peggy, c’est Margaret Larner, expliqua En-Vérité. La femme d’Alvin. Je vous en ai parlé.

— Elle n’a pas dit, par hasard, si c’était une bonne idée de venir ici ?

— J’suis pas icitte pour vous, reprit Mike. Sans vouloir vous offenser. Ni pour En-Vérité non plus.

— Ben, j’espère bien que vous êtes pas venu pour moi, dit Couz, parce que j’ai pissé dans mon pantalon rien qu’en vous regardant, et si on se bagarre tous les deux, vous allez vous en mettre partout.

— Merci de m’prévenir, fit Mike. Mais j’suis v’nu pour Alvin.

— Je croyais que Peggy vous avait envoyé, dit En-Vérité.

— Peggy m’a envoyé retrouver Alvin icitte. Et Alvin s’en vient icitte pour vous retrouver. »

Couz était ravi. « Alvin va venir ici ! Tu t’en doutais, Abe ? Ou bien ça faisait partie de ton plan ?

— Nous sommes donc ici à l’endroit idéal, dit Abe.

— Pas du tout, intervint En-Vérité. Margaret n’aurait pas envoyé Mike Fink si Alvin ne courait pas un danger.

— D’après Peggy, comme ni Alvin ni son avocat se sont présentés au tribunal, l’juge a rendu un jugement saumure contre Alvin et demandé qu’on l’arrête pour vol et qu’on l’ramène à Carthage City où il devra présenter l’objet en or incriminel ou s’faire jeter en prison pour ouvrage à la cour.

— Laissez-moi deviner. Il y a une récompense ?

— Quèqu’un a offert cinq cents piastres, répondit Mike.

— Et vous êtes venu aider Alvin à ne pas se faire arrêter ?

— J’suis icitte pour mettre les pattes sus l’premier qui voudra empocher cette récompense, pis l’moudre en farine et l’tchuire comme du pain.

— Nous, on cherche pas à faire ça, dit Couz.

— Cinq cents piastres, c’est beaucoup d’argent », dit Abe. Mike fit un pas vers Abe – qui, c’est tout à son honneur, ne broncha pas.

« Du calme, Mike, lança En-Vérité. Abe Lincoln aime plaisanter. C’est un ami qui a la confiance d’Al.

— Il a pas la mienne, fit Mike.

— Je m’pose une question, dit Couz. S’il veut que vous l’protégiez, comment ça s’fait qu’il court tout l’temps de droite et d’gauche avec son p’tit beau-frère maigrechin ?

— Il a pas b’soin d’moi pour le protéger des dangers qu’on rencontre en route, répondit Mike. Il peut s’défendre tout seul contre ces affaires-là. C’est quand ils vont s’en v’nir avec leurs papiers officiels, qu’il va s’montrer respectueux d’la loi et s’dire qu’il doit s’laisser emmener en prison ousqu’il va rester quand même on connaît qu’aucune prison peut l’retenir – c’est là qu’il aura b’soin de moi. Par rapport que ça m’gêne pas de bûcher la figure d’un bougre qui fait arien qu’son ouvrage.

— Ni d’lui arracher l’oreille avec les dents, ajouta Couz d’un ton encourageant.

— J’mords pus les oreilles depuis longtemps, dit Mike. J’arrache pus les yeux non pus. Alvin m’a obligé à l’promesser.

— Vous a obligé ? » s’étonna Abe.

Mike prit un air embarrassé. « C’est un forgeron, vous connaissez. Vous avez vu ses épaules ? Sans parler qu’il peut m’casser la patte seulement en la regardant.

— Je crois que la bagarre, une bagarre légendaire, était déloyale des deux côtés, fit En-Vérité.

— Ah, c’est comme ça. J’étais pas après accuser Alvin. J’expliquais jusse qu’il peut battre un bougre aussi mauvais qu’moi. » Il fit un autre pas et regarda Couz de haut. « Par rapport que j’suis mauvais, vous connaissez. C’est pas que pour l’spectacle. J’aime ça, entendre crisser une figure que j’écrase dedans la terre.

— Ha, ha, fit Couz sans conviction. Quel bêtiseux vous êtes !

— Quand Alvin va-t-il arriver ? demanda En-Vérité.

— Ben, vous connaissez que Peggy reste tout l’temps dans l’vague sus ce que fait Alvin. J’crois qu’elle connaît jusse qu’il va arriver durant qu’vous êtes icitte, c’est pour ça que j’suis venu aussi.

— Et en train. J’aurais apprécié d’en faire autant, moi.

— Alors je m’demandais si vous autres aviez déjà mangé, fit Mike. Par rapport que j’vois pas à quoi ça sert d’chauffer une casserole jusse pour moi, et pis j’ai pas très envie d’manger mes haricots froids. »

Un feu se mit bientôt à brûler sur la falaise. Deux casseroles étaient à côté, la première pleine de ragoût, la seconde d’eau qui attendait de bouillir.

« J’imagine, dit Abe, que nous faisons ce feu en terrain découvert pour que tous les amateurs de récompense ne perdent pas leur temps à trébucher sur des renards et des castors dans le noir.

— Alvin est pas ’core icitte, fit Mike, alors y a pas d’récompense, pas vrai ? »

Mais Mike Fink n’était tout de même pas complètement irréfléchi. Il se proposa pour prendre le premier tour de garde et prévint En-Vérité que ce serait à lui de le relever.

Ce fut donc En-Vérité Cooper qui était adossé à un arbre dominant le fleuve lorsqu’un homme apparut soudain près de lui. « L’fleuve est beau la nuit », dit doucement Alvin.

En-Vérité ne sourcilla même pas. « Un jour, j’aimerais le voir sans brouillard.

— Un jour, fit Alvin. Quand y en aura plus b’soin.

— Content de te voir, dit En-Vérité.

— Content que tu m’voies.

— Où sont tes cinq mille réfugiés ?

— Six mille asteure. Ils remontent vers le nord. J’ai couru devant eux autres pour te r’trouver et voir si tu fais ce que j’espère.

— Dénicher un coin où accueillir tout ton monde.

— Ça y est ? T’en as déniché un ?

— Abe Lincoln et moi avons sillonné tout le pays, dit En-Vérité. Certains villages abolitionnistes sont prêts à en prendre une centaine. Mais je ne crois pas qu’on en trouvera soixante dans tout l’État.

— Mauvaise nouvelle, fit Alvin.

— Donne-moi de bonnes nouvelles, toi. Dis-moi que personne n’est dans les parages pour que je n’aie plus à monter la garde et que je puisse retourner dormir. »

Alvin sourit. « Y a personne, dit-il. Retourne-t’en dormir.

— Avant, dis-moi une chose. Est-ce que tu es venu cette nuit parce que c’est ici le bon emplacement que nous cherchons ?

— J’suis venu icitte cette nuit par rapport que j’ai b’soin de toi demain pour faire les poignées d’mon soc. »

 

*

 

Lorsque Marie la Mort lui avait révélé sa vision de la Cité de Cristal, Alvin s’était senti empli d’espoir. Il ne lui avait jamais parlé de la ville, si ? Et la description qu’elle lui en avait faite ne ressemblait pas à ce qu’il avait aperçu dans la trombe de Tenskwa-Tawa. Ou plutôt, c’était davantage que ce qu’il avait aperçu.

Tout ce que lui-même avait entrevu ou imaginé, c’était la partie de la cité faite de cristal, celle qui renfermait des rêves et des visions comme la boule, comme le pont, comme le barrage. Et il s’était toujours dit que, pour vivre dans une telle ville, tous les citoyens devaient être des Faiseurs comme lui. Raison pour laquelle il avait donné des cours, ou essayé, à tous ces impatients qui n’arrivaient à rien. Tous avaient accompli quelque chose, avaient vaguement amélioré une conscience ou une aptitude. En-Vérité Cooper, bien entendu, avait déjà certaines qualités de Faiseur dans son talent, et Calvin en était un à sa manière. Quant à Arthur Stuart, lui… une merveille. Après toutes ces années, il se révélait au grand jour et découvrait ses pouvoirs. Mais ça faisait… quoi, quatre personnes ? Et on ne pouvait guère se fier à Calvin. On ne pouvait pas bâtir une cité de cristal sur de telles bases.

Voilà pourquoi la vision de la Cité de Cristal de Marie la Mort changeait tout. Parce que tout le monde ne vivait pas dans le palais, ainsi qu’elle l’appelait. À vrai dire, personne n’y vivait sans doute. Les habitants vivaient dans des maisons normales, le long de rues normales, la plupart exerçaient des professions normales et menaient des existences normales, en dehors de quelques heures de la semaine où ils donnaient un coup de main à édifier cet extraordinaire palais ou… bibliothèque, ou théâtre ou autre chose… Une fois qu’il serait achevé, on le visiterait quelques heures par semaine pour observer ce qu’il donnerait à voir, ce que ses murs révéleraient, on en apprendrait ce qu’on pourrait et on essayerait d’en saisir le sens. Rien de forcément renversant, on apprendrait peut-être simplement… qui est vraiment sa femme, ce que vont peut-être devenir ses enfants, quel danger éviter ou pourquoi ce qu’on endure dans la vie est en fin de compte supportable. Ou pourquoi ça ne l’est pas. Tout ne serait pas rose. Mais on ferait des découvertes dont on n’aurait pas idée autrement. Même si tout ce qu’on verrait, ce seraient ses espoirs et ses rêves, ses peurs, ses sentiments de culpabilité et sa honte reçus en pleine figure, ça vaudrait malgré tout la peine qu’on y entre, sinon comment arriver à se connaître soi-même, à moins d’avoir à sa disposition une espèce de miroir fidèle qui montre davantage que les seuls visages ?

C’est une ville de Faiseurs, non seulement parce que tous ceux qui l’occupent sont des Faiseurs, mais parce que toute la cité coopère pour qu’ils puissent Faire et qu’elle s’investit dans leur belle entreprise.

Tellement évident maintenant. Qui est le bâtisseur d’une grande cathédrale ? L’architecte peut véritablement dire que c’est lui, même s’il n’a jamais soulevé une pierre. Les tailleurs de pierre aussi, même si ce ne sont pas leurs mains qui ont mis les moellons en place. Les maçons, les vitriers, les charpentiers, les tapissiers, tous participent à la construction. Et l’évêque qui les a poussés à la bâtir, et les riches citoyens qui l’ont financée, les femmes qui ont porté à manger aux ouvriers, les fermiers qui ont fourni les aliments, tous les habitants de la cité ont permis à l’édifice d’exister. Et cinquante ans plus tard, alors que ceux dont les mains ont fait le travail sont tous morts ou vieux et gâteux, leurs petits-enfants peuvent y pénétrer et dire : « C’est notre cathédrale, c’est nous qui l’avons construite », parce que c’est la ville qui l’a édifiée, et encore elle qui la fréquente pour son usage personnel, et le bâtiment appartient de plein droit à chaque nouvelle génération qui maintient la cité en vie et qui entre sous ses voûtes avec vénération et fierté.

Je peux toujours enseigner à devenir Faiseur, se dit Alvin. Mais je ne suis pas obligé d’attendre qu’ils deviennent des maîtres. Parce que je peux faire les blocs de cristal un à un et d’autres les mettre en place. En-Vérité Cooper peut les mettre en place parce qu’il sait comment les ajuster. Et d’autres doués de talents différents peuvent apporter leur aide. Il n’est pas impossible même qu’Arthur Stuart fabrique certains composants.

Et comme tout le monde aura d’une manière ou d’une autre apporté sa pierre à l’édifice de cristal, ils en feront partie, non ? Partie de la Cité de Cristal. Et le Faiseur fait partie de ce qu’il crée. Donc… ce sont tous des Faiseurs, non ? Des Faiseurs de la Cité de Cristal. Ce qui signifie que la Cité de Cristal sera véritablement la Cité des Faiseurs.

Toute la matinée il regarda, puis s’obligea à ne pas regarder, puis regarda encore En-Vérité Cooper caresser le bois et, de ses mains nues, le façonner selon son bon vouloir. En-Vérité ne se servit pas d’outils sur le bois. Pas plus qu’il n’avait choisi une souche à terre ni abattu d’arbre. Il avait trouvé deux jeunes branches de la même taille et les avait caressées jusqu’à ce qu’elles se séparent du tronc. Il ne pétrissait pas le bois comme de l’argile, mais l’effet était le même. L’écorce se détachait de la matière vivante, et le bois se modela, se courba jusqu’à ce que chacune des pousses adopte la forme d’un mancheron et d’une poignée de soc.

Abe, Couz et Mike le regardèrent aussi un moment. Avec un respect mêlé de crainte au début. Mais, tout miraculeux qu’il était, son travail se révélait lent et répétitif, et ils finirent par s’en aller vers d’autres tâches – surveiller le coin, prétendit Abe.

Aussi, quand En-Vérité en eut terminé, il ne restait plus qu’Alvin et lui. Les deux pousses étaient à présent soudées à leur base aussi fermement que si elles avaient grandi ainsi.

« Il est temps de sortir le soc de ton sac, dit En-Vérité.

— L’bois est toujours vivant, fit Alvin.

— Je sais.

— T’avais déjà fait quèque chose avec du bois vivant avant aujourd’hui ?

— Non.

— Alors comment tu connaissais ce qu’il fallait faire ?

— Tu me l’as demandé, et je n’avais pas d’outils. Mais tout ce travail que tu m’as imposé pour que j’apprenne à bien voir et comprendre ce qui se passait dans le bois quand je fabriquais des douves de tonneau et que je les cerclais… ma foi, Al, qui aurait dit que je finirais par apprendre ? »

Alvin éclata de rire. « J’connaissais que t’apprenais, Véry. Seulement… j’connaissais pas que ça s’passerait d’même.

— Alors voyons si ça va. »

Alvin déposa son sac et en retroussa l’ouverture jusqu’à ce qu’il forme un cercle épais de toile autour du sommet du soc d’or. Il souleva ensuite l’outil et s’agenouilla devant les mancherons qu’avait fabriqués En-Vérité.

« L’or, c’est mou, dit l’avocat. Il va s’user rapidement dans les sols durs, non ?

— Un soc vivant, ça s’adapte pas au monde comme les socs ordinaires, et m’est avis qu’il sera dur comme il faut. » Alvin tournait l’outil de tous côtés, se demandant comment s’y prendre avec seulement deux mains. « Alors j’aboute le soc aux mancherons ou les mancherons au soc ? » lança-t-il.

En-Vérité éclata de rire. « Je vais tenir les mancherons en place, et tu te charges du reste. »

Alvin se mit à rire aussi. Puis il approcha le soc de l’extrémité où il devait se fixer. Son intention était de voir s’il s’ajustait bien et comment exactement l’insérer en place. Mais il s’agissait d’un soc vivant, les mancherons étaient en bois tout aussi vivant, et, une fois suffisamment près, ce fut comme s’ils se reconnaissaient à la façon des aimants, ils s’alignèrent parfaitement puis bondirent l’un vers les autres.

Ils bondirent, s’unirent, le soc se glissa précisément à la place prévue – le bois s’écarta légèrement pour le laisser passer puis se referma sur lui –, si bien qu’on aurait cru les mancherons taillés dans un arbre qui avait déjà le soc d’or incrusté en lui.

Mais aucun des deux hommes n’eut le loisir de s’émerveiller ni d’admirer le résultat, car à l’instant où le soc bondit en place une musique s’éleva, telle qu’Alvin n’en avait encore jamais entendu. C’était le chant vert – le chant du bois vivant, du monde vivant, le forgeron le reconnut et sentit les poignées vibrer en harmonie. Pourtant, c’était aussi une autre musique. La musique du métal travaillé, de la mécanique, des outils créés pour réaliser les besoins de l’homme et effectuer son travail. C’étaient les pulsations du moteur d’un bateau à vapeur, les sifflements et crachotements d’une locomotive, les gémissements des roues tournant à pleine vitesse, les claquements et chocs sourds des métiers à tisser mécaniques. Seulement, au lieu de la cacophonie de l’usine, tous les sons fusionnaient en un unique chant puissant qui, à la grande joie d’Alvin, s’adaptait parfaitement au chant vert pour ne plus former qu’une musique dans laquelle baignait tout ce qui l’entourait.

Là encore, il eut à peine le temps de comprendre ce qu’était la musique avant que le soc se mette à lancer des ruades et à faire des bonds. Il était clair que la charrue ne tenait plus en place, et En-Vérité, loin de la maîtriser, parvint tout juste à se cramponner tandis qu’elle avançait par embardées – sans aucun bœuf ni cheval pour la tirer, n’obéissant qu’à sa propre volonté. Le soc sautilla sur quelques pas puis s’enfonça dans le chaume de pâturin, trancha dedans comme une lame chaude de couteau dans du beurre puis fonça en avant, tandis que l’avocat s’accrochait de toutes ses forces, qu’il courait et louvoyait pour se maintenir à sa hauteur.

Quelle que fût l’intention du soc, la notion de ligne droite en matière de sillon lui restait parfaitement étrangère. Il zigzaguait et virait en tous sens dans la prairie, comme une baguette de sourcier en quête d’eau.

Ce qui était peut-être le cas, à la réflexion, se dit Alvin. Non pas en quête d’eau, mais une baguette de sourcier tout de même. En-Vérité n’avait-il pas formé un seul morceau de bois vivant ? La charrue ne ressemblait-elle pas à une baguette de sourcier avec ses deux mancherons joints à leur base ?

« Je ne peux plus le retenir ! » cria En-Vérité qui s’affala par terre alors que le soc louvoyait encore sur deux ou trois pas et… s’arrêtait.

Le soc restait là, enfoncé dans la prairie, immobile.

Alvin se précipita tandis que son ami se relevait.

Prudemment, En-Vérité tendit la main vers l’outil. À l’instant même où il la toucha, la charrue fit une nouvelle ruade et repartit en avant.

« J’ai une idée, dit Alvin. T’agrappes la poignée droite et moi la gauche.

— Tous les deux en même temps, fit En-Vérité.

— Un », dit Alvin. L’avocat compta avec lui le « deux » et le « trois ».

« Une minute, fit alors En-Vérité. Tu veux compter jusqu’à combien ?

— Je m’disais jusqu’à trois, mais ça m’a pas l’air de te convenir.

— En même temps que trois ou à la place de quatre ?

— Quand on dit trois, on l’agrappe », dit Alvin.

Un.

Deux.

Et la charrue se mit en branle avec les deux hommes. Seulement, cette fois, il n’y eut pas de ruade. Le soc avançait, oui, tranchait la prairie en profondeur et retournait la terre tout comme il se doit. Mais le sillon n’était plus aussi biscornu.

Et son intention était manifestement de sortir de la prairie, de passer à travers les arbres et de remonter sur la falaise.

Le trajet était escarpé – ce n’était pas une pente si douce qu’on aurait cru – et des branches basses paraissaient avoir été conçues pour arracher la tête de quiconque assez fou pour s’accrocher derrière un soc vivant.

Mais le chant vert dans la musique de la charrue était puissant, et les branches avaient l’air de se soulever ou de s’écarter, si bien que ni Alvin ni En-Vérité n’eurent à endurer la moindre égratignure, éraflure ni bosse. Pas plus qu’ils ne se fatiguèrent à grimper la colline au pas de course derrière le soc.

Lorsqu’il parvint au sommet, le soc vira légèrement et fonça sur le plateau. Alvin prit alors vaguement conscience des voix de Mike, Abe et Couz, quelque part au loin, qui poussaient des cris et des vivats comme des petits garçons. Mais il n’était pas question d’attendre qu’ils les rattrapent. Car le soc piquait droit sur son but et accélérait à mesure qu’il s’en rapprochait.

Qu’il se rapprochait d’un affleurement rocheux à une vingtaine de mètres en retrait du bord de la falaise, un espace dépourvu d’arbres parce que la roche qui se prolongeait sous la prairie leur laissait trop peu de terre pour y enfoncer suffisamment des racines et résister à une tempête.

Ils se dirigèrent tout droit vers la roche à nu au milieu de la clairière, et Alvin ne fut aucunement surpris quand le soc trancha carrément la pierre sans sourciller. Il traça un sillon dans la roche comme il l’avait fait dans la terre, mais à la différence de la terre qu’il laissait meuble et chaude derrière lui, la pierre retournée se durcissait sur place, comme une sculpture de sillon.

Et lorsqu’il parvint à une mare d’eau qui occupait une dépression dans la pierre, il en gagna aussitôt le milieu et s’immobilisa.

L’eau s’écoula dans le sillon qu’avait tracé le soc. Un fin ruisseau d’eau pure qui suivit le sillon de pierre, puis le sillon dans la terre jusqu’au bord de la falaise dont il dévala la pente pour arriver dans la prairie où En-Vérité avait fait les mancherons.

La charrue ne bougeait pas.

Alvin et En-Vérité décollèrent les mains des poignées.

La musique s’estompa.

« M’est avis que c’est icitte, dit Alvin.

— Qu’avons-nous fait ? demanda En-Vérité.

— On a trouvé ousque sera la Cité de Cristal.

— C’était ce que nous cherchions ?

— M’est avis que c’est ça que cherchait l’soc depuis l’jour ousqu’il a été fait. »

Alvin s’agenouilla près du soc qu’il avait si longtemps porté. Toutes ces années à le trimballer, et aujourd’hui l’outil avait accompli sa tâche. La grimpée joyeuse et endiablée de la colline n’avait pas duré longtemps. Pas plus de quelques minutes. Mais quand Alvin tendit la main et posa un doigt sur la lame dorée, le soc frissonna puis les deux mancherons soudés s’en détachèrent et tombèrent. Par terre.

En-Vérité ramassa son œuvre. « Toujours vivant, dit-il.

— Mais ça fait plus partie du soc. »

La musique s’en était allée elle aussi. Le chant vert subsistait encore, comme toujours, dans la tête d’Alvin. Mais la musique des machines s’était complètement tue.

Alvin tira sur le soc qui se dégagea facilement de la pierre. Il le remit dans son sac. La vie frémissait toujours en lui, ni plus ni moins que d’habitude. Comme s’il n’avait aucun souvenir de ce qu’il venait d’accomplir.

 

*

 

Ils burent tous à la source qui jaillissait désormais au bout du sillon. L’eau était douce et limpide. « On pourrait la mettre en fût et la vendre pour du vin, suggéra Abe, et personne ne s’estimerait lésé.

— Mais nous n’allons pas le faire », dit En-Vérité.

Abe lui lança un regard qui voulait dire « je ne suis pas idiot à ce point ». « Alors, à votre avis, votre soc a choisi ce site pour votre cité.

— P’t-être bien, fit Alvin. Si on arrive à connaître à qui appartient ce terrain et comment l’acheter.

— Eh bien, vous avez de la chance, dit Abe. C’est pour cette raison que je vous ai amenés ici. C’est une partie de ce que le gouvernement de la Noisy River appelle le comté River. C’est le secteur sauvage qui longe le Mizzippy entre Moline et Cairo. Il existe une vieille loi datant de l’époque où c’était encore un territoire et qui offre le statut de comté à toute partie du comté River en mesure de prouver la présence de deux mille colons et d’au moins un village de trois cents habitants.

— Un comté ? demanda En-Vérité.

— Un comté, fit Abe.

— Mais un comté a le droit d’élire ses propres juges.

— Et son propre shérif.

— Alors, si quelqu’un vient dans le comté de Sillon-la-Source avec un mandat d’un quelconque tribunal de l’Hio, dit En-Vérité, le tribunal du comté de Sillon-la-Source peut annuler le mandat.

— C’est ce que j’avais compris, fit Abe.

— Vous écoutiez vraiment quand j’expliquais la loi.

— Et je me rappelle mon vieux père, il essayait de cultiver une terre marécageuse le long de l’Hio quand quelqu’un de passage lui a parlé du comté River, comme quoi la terre attendait qu’on la prenne, qu’il suffisait que deux mille personnes se rassemblent et s’y rendent, et mon père lui a répondu qu’il en bavait bien assez comme ça à cultiver un marécage pour ne pas s’encombrer de brouillard par-dessus le marché.

— Si on a not’ propre comté, reprit Alvin, alors on peut y bâtir une ville et la peupler d’couleur, d’Français et tous ceux qu’on voudra inviter, et personne pourra nous en empêcher.

— Ma foi, dit Abe, ce n’est pas aussi simple.

— Vous voulez dire qu’y a une loi contre l’monde qui veut s’installer icitte ?

— Il y en a une contre les esclaves marrons, mais je crois que l’affaire est réglée car le juge peut annuler des tas d’autres ordres, et le shérif expulser du village tous les chasseurs d’esclaves ou du moins leur compliquer terriblement la tâche de retrouver d’anciens esclaves. Mais ce que je voulais dire, c’est que n’importe qui pourra venir. Pas seulement les gens que vous inviterez.

— Ben, on invitera tout l’monde », dit Alvin.

Abe éclata de rire. « Eh bien, allez-y, mais la nouvelle de ce soc d’or qui fend carrément la pierre et qui a fait jaillir de l’eau de la roche comme Moïse va se répandre, et vos six mille habitants ne seront plus qu’une goutte dans le seau pour les milliers de chasseurs d’or et d’amateurs de miracles qui vont arpenter le pays. Et j’ai l’impression que ce sont eux qui éliront le shérif et le juge, et peut-être que quelqu’un touchera la récompense, après tout.

— J’vois, fit Alvin. C’est pas si simple, finalement.

— Si j’vous tue tous, dit Mike, y aura plus personne pour causer de ce coin-là.

— Sauf toi.

— Ben, j’ai pas dit que c’était un plan parfait.

— Ce qu’il nous faut, intervint En-Vérité, c’est une charte de l’État. Qui nous garantisse les frontières dont nous avons envie pour notre pays. Et il faut ensuite nous assurer que nous avons toute autorité sur le terrain afin qu’il ne puisse être vendu qu’à des gens de notre choix. Des gens qui sont avec nous et qui ne causeront pas d’ennuis.

— Des genses qui veulent donner la main à bâtir icitte une cité d’Faiseux, dit Alvin.

— Je sais comment écrire une telle charte, fit l’avocat. Mais je ne sais pas si je serai capable de me débrouiller avec le gouvernement de l’État.

— Hé, ne me regardez pas, dit Abe. Je ne suis pas un politicien.

— Mais vous êtes du pays. Vous ne parlez pas comme un Anglais prétentieux. Et vous avez le don de vous faire aimer des gens.

— Vous aussi.

— Tu sais bien que tout l’monde le déteste, fit Couz.

— Ma foi, oui, reconnut Abe, mais seulement parce qu’ils savent les Anglais plus malins que d’autres et que ça leur déplaît.

— M’aiderez-vous à obtenir cette charte pour le comté de Sillon-la-Source ? demanda En-Vérité.

— Je note que vous avez pris sur vous de donner un nom au comté, fit Abe.

— Vous en avez un meilleur ?

— J’avais un faible pour le comté Lincoln, dit Abe.

— Et pourquoi pas le comté Lincoln-Fink ? suggéra Mike.

— Là, c’est de la vanité pure et simple, dit Abe. Donner votre nom au comté.

— Qu’esse vous faisiez, vous ?

— Je lui donnais le nom du comté en Angleterre, bien entendu.

— D’accord pour Sillon-la-Source, alors, dit Alvin. Voté à l’unanimité. » Il se tourna vers Abe. « Mais, en attendant, les colons peuvent s’en venir librement sus les terres du comté River, c’est ça ? Et cultiver et bâtir partout ousqu’ils veulent ?

— C’est la loi. Pas besoin de permission. Dès lors que vous n’empiétez pas sur la ferme de quelqu’un d’autre, et je n’en vois pas dans les environs.

— Vous connaissez, dit Alvin, je m’demandais pourquoi y avait pas au moins une ou deux fermes appartenant au genre de monde qui croit que six maisons ça fait une ville trop grande pour aimer y vivre.

— Peut-être parce que ce pays est destiné à mieux qu’un petit bout de ferme.

— Et qui décide de ce destin-là ? demanda Alvin.

— Peut-être que la pierre avait de l’ambition, répondit En-Vérité. Ou peut-être l’eau, qui suppliait de sortir de sous la roche.

— Ou le soleil qui voulait pas sus cette place d’arbres qui feraient de l’ombre, dit Alvin. Ou le vent qu’avait b’soin d’une p’tite prairie pour souffler d’sus. Messieurs, j’crois pas que les éléments ont un but…

— Le soc si », dit En-Vérité.

Alvin devait le reconnaître.

Ils posèrent les mancherons de la charrue sur le dos d’un des chevaux d’En-Vérité, et ils ramenèrent ensemble les trois bêtes à Springfield sans les monter. Ils se déplacèrent avec le chant vert, tous, et arrivèrent à destination en une heure seulement de course régulière. Les chevaux n’étaient pas couverts d’écume ni hors d’haleine, et les hommes ne ressentaient pas la fatigue ni la faim. Quant à la soif, ils avaient tous bu à la source claire et répugnaient à consommer une autre eau, parce qu’ils savaient qu’elle aurait goût de fer-blanc, de vase ou de rien du tout, tout comme ils savaient désormais qu’elle devrait avoir goût de sirop.

La Cité de Cristal
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